C’est l’heure du selfie

Jan 11, 2024

Un soir dans une petite ville du sud de la Pologne. Nous organisons un événement auquel nous avons invité des jeunes. Je ne sais pas s’ils viendront, car apparemment, de nos jours, les jeunes ne s’intéressent qu’au monde virtuel.

Cependant, ils commencent peu à peu à arriver, surtout des filles. Ils tiennent tous leur téléphone à la main. Ils écrivent des messages, prennent des photos sur Instagram. Ils téléchargent des vidéos sur TikTok. Nous commençons enfin l’atelier.

Quel genre de jeune génération est-ce là ? Enfermée dans les cages du monde numérique ? Apparemment, un adolescent sur trois présente déjà des symptômes d’utilisation problématique d’Internet (rapport « Teenagers 3.0 » financé par le programme National Educational Network).

En revanche, dans les domaines multimédias, il n’y a pas photos : les connaissances des jeunes dépassent celles des enseignants. Ils communiquent efficacement et très rapidement en utilisant les réseaux sociaux et se montrent très ouverts aux innovations technologiques.

La révolution numérique et les changements sociaux et économiques qu’elle a provoqués ont entraîné, outre d’énormes avantages, des phénomènes inconnus jusqu’alors et pas toujours souhaitables.

Le monde change, une nouvelle génération crée une nouvelle réalité. Il faut beaucoup de temps pour voir la jeunesse d’aujourd’hui dans une perspective plus large – précisément en termes de temps.

Les enfants et les adolescents polonais traversent une grave crise, selon le rapport de la fondation UNAWEZA, rédigé par Martyna Wojciechowska. L’étude a porté sur la santé mentale, l’estime de soi et l’autonomisation des enfants et des adolescents âgés de 10 à 19 ans. Les résultats du rapport sont alarmants. Dans notre pays, un enfant sur trois manque de volonté et de détermination pour vivre.

Dans les années 1980, lorsque j’étais jeune, il n’y avait pas de harcellement ou de commentaires offensants sur Internet, pas de cyberviolence. Cependant, je me souviens encore d’une situation où un groupe de filles de ma classe a ridiculisé et insulté une amie. Le harcellement sur Internet fait-il moins mal que la violence dans le monde réel ?

Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? – demande la psychologue Joanna Flis dans son livre qui dépeint la vie dans un foyer et une Pologne dysfonctionnels. Qu’est-ce qui ne ve pas dans la vie de ma génération, celle des enfants élevés avec une clé autour du cou dans les années 1980 et 1990 ?

Comme dit le proverbe polonais : les enfants et les poissons n’ont pas voix au chapitre. Autrement dit, l’enseignant sait toujours mieux que les élèves. Ce qui se passe à la maison n’est dit à personne. L’élève doit être modèle et ne pas laisser transparaître ce qui se passe à la maison. L’élève qui ne se fond pas dans le moule est trop souvent puni.

« Les mesures prises sont une réaction à l’augmentation des comportements suicidaires en Pologne. Selon la police, plus de 2031 tentatives de suicide de jeunes ont été enregistrées en 2022. C’est 140 % de plus qu’en 2020. » (extrait d’un rapport de Martyna Wojciechowska).

Lorsque je repense à mon enfance du point de vue d’une femme et d’une mère d’enfants presque adultes eux aussi, je me rends compte de l’image que renvoyaient les adultes à l’époque : l’ampleur des addictions, la violence contre les enfants à la maison, à l’école et à l’église, le manque de tolérance à l’égard de la différence, la lutte pour l’existence face à la transformation. Et nous, quel genre d’adultes sommes-nous pour les jeunes aujourd’hui ?

« Les résultats de nos recherches sont bouleversants et révèlent un sentiment absolu d’impuissance chez les enfants. Le stress les submerge, plus de 80 % d’entre eux ne trouvent pas de solution à une situation difficile. Certains se disent qu’ils préféraient disparaître. Il est important de commencer à parler ouvertement de la santé mentale, d’apprendre à nos enfants que ça vaut la peine de demander de l’aide, y compris de l’aide spécialisée, et que ce n’est pas une honte. Parce que le plus grand courage est de se défendre » – déclare Martyna Wojciechowska, présidente de la Fondation UNAWEZA, journaliste, voyageuse et mère.

Je compare les comptes de jeunes filles sur Instagram à ceux de femmes d’âge mûr. La plupart des photos sont transformées avec des filtres dans des applications spéciales. La plupart des photos sont transformées avec des filtres dans des applications spéciales.

« La moitié des étudiants ont une estime de soi extrêmement faible et un sur trois est son propre plus grand critique, faisant des régimes ou de l’exercice au-delà de ses capacités. Un enfant sur six s’automutile (16 %) et près de la moitié souffre d’un trouble alimentaire, c’est-à-dire qu’il se suralimente ou se prive de nourriture de manière compulsive. Près de 40 % visionnent des contenus violents en ligne. » (vous pouvez lire la suite dans le rapport).

Dans le film « Smoke Sauna Sisterhood », réalisé par Anna Hints, mon attention est attirée par les corps nus de femmes d’âges différents. Jeunes et très mûres. Des corps authentiques et non parfaits. Il est difficile de trouver de telles images sur les réseaux sociaux. Cela s’applique aussi bien aux femmes de ma génération ainsi qu’à celles de ma fille.

Parfois, des communautés entières normalisent quelque chose qui nuit à beaucoup de leurs membres, et il faut beaucoup de temps pour comprendre ce mécanisme.

Notre monde a changé. Il est impossible de cacher ou d’annuler le fait que la jeune génération d’aujourd’hui ne peut pas imaginer une vie hors ligne. Les réseaux sociaux, le monde numérique, c’est leur monde, mais c’est aussi le nôtre. Ici et maintenant. Il n’y a pas d’autre monde.

L’atelier se termine. Nous parlons un moment de la School in the Cloud où trois des filles étudient et pourquoi cette forme d’école est, à leur avis, meilleure qu’une école systémique. Puis nous prenons un selfie ensemble.

Katarzyna Szota-Eksner est psychothérapeute en formation, thérapeute en yoga et autrice d’un livre sur le pouvoir des femmes.

Dans cet article, j’ai utilisé le rapport Young Heads de la Fondation UNAWEZA d’avril 2023 et le livre « What’s wrong with me » de Joanna Flis (Znak Publishing House, Krakow 2023).

Texte de Katarzyna Szota-Eksner